Exposition « Rives et dérives » à la Cité du Temps, 1 pont de la Machine, 1204 Genève, du 25 février au 30 mars 2016.

LES « RIVES ET DERIVES »  DE BEATRICE MAZZURI : artiste accomplie

Je connais Béatrice depuis quelques années. Connaître c’est un grand mot, en réalité, on ne peut percevoir un artiste que par réfraction à travers ses propres souvenirs et ses expériences, on ne peut que le deviner, « le suivre » essayant de tracer son parcours, sachant que celui-ci ne sera jamais parfaitement clair, même pas à ses yeux d’ailleurs.

Son chemin, cependant, correspond à sa vie, il répond à ses besoins, se laisse contaminer par la petite et la grande histoire, se nourrit d’amour, se bat contre les adversités, cherche une issue, comme l’eau du fleuve s’échappe toujours vers la mer. C’est pour cela que l’Art trahit la réalité et la révèle en même temps, creuse et polit la matière brute des sentiments,  complique et clarifie la perception des formes et des êtres qui nous entourent.

Pour que je puisse utiliser mes souvenirs, donc, il faut qu’ils deviennent aussi éloignés que possible. Un regard nouveau face à ce que je connais déjà. Si la carrière d’un artiste était une carte à tracer, la géographie de Béatrice Mazzuri serait un long itinéraire à travers les montagnes juvéniles de ses dessins, les douces collines de ses portraits à la craie, les atmosphères paisibles de ses marines enchanteresses. Les paysages se feraient plus sombres, les sentiers plus escarpés à l’approche des gouffres de l’abstraction et de la couleur dense et épaisse des tableaux de sa première maturité, lorsque la matière incandescente de la vie se fait obscure et engloutit toute lumière. Les déserts épurés de la série « Drapés »  annonceraient le début d’une existence marquée par les voyages à travers les grandes frontières naturelles de l’humanité qui séparent, de personne à personne, de siècle à siècle, l’infinie variété des êtres. C’est le Bosphore ensuite qui occuperait le cartographe, ce pont imaginaire qui relie les deux personnalités fondamentales de Béatrice : son adhésion à un monde idéalisé, lumineux, oriental, épicé, féerique, et sa fidélité profonde à la verte vérité de son univers suisse, ordonné, rationnel et rassurant.

C’est à un des croisements de sa vie nomade, que nous nous rencontrâmes. Non sans curiosité, je la remarquai – malgré moi en quelque sorte ! – imbibée des brumeuses atmosphères d’un Venise hivernal, à l’ombre du palais du Grand Canal où elle logeait. «Parcourir tous les paysages possibles » c’était le rêve de Rimbaud qui nous rapprocha tout de suite. Et l’idée d’une exposition qui présenterait son passage artistique en Inde, Istanbul et Venise nous parut vite une évidence. Où exprimer au mieux sa fascination pour l’éternité si ce n’est pas là où le temps semble emprisonné dans une dimension autre, de paupières éternellement fermées sur les évènements de l’actualité ?

Mais le temps devait passer très vite. En une poignée d’années, le monde sombre dans le chaos, l’humanité déroute, les guerres non déclarées se multiplient, une masse fourmillante d’êtres se remet en marche, «l’autre» devient une notion abstraite, menaçante, mystérieuse. Le sens de la vie de chacun se perd dans la perception d’une réalité sans cesse déformée. Les frontières, devenue barrières sont impossible à tracer, toute géographie humaine se barbouille. Le désarroi nous prend à la gorge face aux hypothèses sur le futur imminent, le mot « voyage » se décolore, lorsque nous l’évoquons ensemble lui donnant les tonalités brillantes de jadis.

La bonne distance entre la compréhension de la réalité et l’inspiration, la fuite créative et romanesque et l’engagement, c’est la grande affaire de tout artiste : plus que quiconque il absorbe les mutations de l’univers, les somatisant presque, par le biais de son art. Béatrice n’y échappe pas non plus. Elle fait ses études de douleur, comme dirait Balzac. Je la retrouve dans cette nouvelle exposition, plus décidée que jamais à capturer ce qu’il y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les émotions des sens ou dans les opérations de l’esprit, comme un point de contact avec les autres qui s’éloigne jour par jour, heure par heure, un peu plus. Dans un monde voué au naufrage, qui nous pousse à une sorte de perpétuel hédonisme et justement, à cause de cela, nous inspire aussi un retour à des nouvelles formes d’ascétisme, l’univers de l’Art ne peut que s’interroger, chercher des nouveaux horizons, remplir les silences. Et Béatrice aussi a changé.

Bien évidemment, il s’agit toujours de photos au départ, toujours transformées par son pinceau, sa technique qui manipule la matière, estompe les couleurs franches de la simple peinture, pour les éclater en quelques sortes ou les édulcorer les rendant changeantes, une idée de tonalité.  On ne le sait que trop bien : tout réalisme est une création. Le résultat est toujours là au rendez-vous, sa signature puissante, efficace revient à moi, comme une vague.

Mais ses «rives» – pour paraphraser le titre de l’exposition – conçues comme les repaires rassurants et harmonieux de nos vies, se transforment vite en «dérives » qui interceptent avec force toute l’inquiétude et la démesure tragique du monde actuel. Transformés en mannequins les hommes se dévitalisent comme des dents ; le sommeil aux traits harmonieux d’un jeune visage glisse dans la mort. Le thème de « l’attente » souvent confié à la femme – berceau de la vie, séduction, élan, force vitale de l’humanité et victime sacrifiée – alterne avec celui de l’arrogance verticale et géométrique de l’homme qui apaise son anxiété dans les excès architecturaux. Tout envol devient impossible face à la déshumanisation de la personne, toute notion de futur se pétrifie : les papillons ne volent plus dans la forêt de Glyndebourne, labyrinthe mental, condamné à une nuit éternelle, sans issue. Telle une provocation, à travers quelques œuvres, Béatrice semble invoquer l’aide des poètes, des grands humanistes et la folle capacité de rêver d’Icare, un cercle d’esprits illuminés capables d’indiquer une direction à la marche aveugle de l’humanité actuelle.

Cependant «Tout recommence en dépit des menaces de l’homme de nos jours »  écrivait en 1958 Marguerite Yourcenar et il y a aussi cela qui revient toujours, lorsqu’on contemple une œuvre de Mazzuri. Un sentiment d’apaisement, malgré tout, se fraie un petit chemin à travers la brousse insidieuse de l’image photographiée : la conviction noble, stable, que l’ordre éternel du temps remettra les choses à leur juste place. Béatrice semble invoquer Sainte-Beuve et son « suprême appel de l’infini en nous ». Indignité et honneur auront un sens – la pierre ne ment jamais – l’humanité reviendra sur ses pas, le temps aura raison des violences, des fausses thèses, du faste sans luxe. «Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur » écrivait Alfred de Musset dans son poème « La Muse ». La beauté est une des réponses, un pansement sur les souffrances inévitables de l’âme.

Béatrice, dans cette nouvelle exposition genevoise,  semble avoir abouti à une complète maturité artistique et avoir forgé, au fil de ces années, cette sagesse de femme qui connaît le secret de toute existence : elle sait que l’illusion de la vie est plus forte que la vie en elle-même, elle sait que chacun de nous choisit de vivre dans des lieux invisibles, à l’écart du temps. C’est là qu’habite le bonheur que l’on ne perd jamais.

Francesca Schaal Zucchiatti

Journaliste, Ecrivaine